L’Annonce faite à Marie, mystère en quatre actes et un prologue, est achevé d’imprimer le 7 juin. Claudel a entièrement récrit une œuvre conçue vingt ans plus tôt, La Jeune Fille Violaine. En août, le metteur en scène Lugné-Poe se propose de monter la pièce. Claudel accepte. L’Annonce sera créée au théâtre de l’Œuvre, dans la salle Malakoff. Mais ni Claudel ni Lugné-Poe n’inspirent confiance, et l’on sent comme de l’ironie dans l’annonce de la création par Le Figaro. Au soir de la première, le 21 décembre, l’ironie n’est plus de mise: la pièce a fait l’effet d’une bombe. Du portier du théâtre aux critiques, on est enthousiaste, même si certains déplorent le hiératisme des acteurs et «certaines fioritures lyriques». La presse comparera Claudel à Ibsen, à Shakespeare, à Eschyle…
Personne ne songe encore à comparer Blaise Cendrars — qui s’appelle toujours Frédéric Sauser — à qui que ce soit. Depuis la fin de 1911, Frédéric est à New York, où il a rejoint sa compagne. Dépaysé, solitaire, il cherche du travail. En mars, il demande un poste à la chancellerie de la légation suisse — en vain. Il écrit, aussi: un premier jet d’Aléa, roman à la cantonade, Séquences, Danse macabre de l’amour.
Cette année-là, Pâques tombe le 7 avril. Au soir du 6, Frédéric Sauser rentre à pied de Brooklyn à son domicile, dans le Bronx. Il s’arrête en chemin à l’église Saint-Bartholomew, où l’on joue La Création de Haydn. Il entre, s’assied, écoute. Puis il rentre se coucher. «Je me suis réveillé en sursaut. Je me suis mis à écrire, à écrire. Je me suis rendormi. Je me suis réveillé une deuxième fois en sursaut. J’ai écrit jusqu’au petit jour et je me suis recouché pour de bon. Je me suis réveillé à 5 heures du soir. J’ai relu la chose. J’avais pondu Les Pâques à New York» (Blaise Cendrars vous parle).
Au début de juin, il est de retour en Europe. Après quelques semaines passées à Genève, il s’installe à Paris, rue Lauriston, puis rue Saint-Étienne-du-Mont, enfin au 4 de la rue de Savoie, dans les deux mansardes où il a fondé la revue Les Hommes nouveaux. En ce temps-là, il lit régulièrement dans L’Intransigeant les chroniques d’un critique qui a fait parler de lui en prenant la défense des peintres cubistes. Ce Guillaume Apollinaire aurait été impliqué dans le vol de la Joconde… Sauser recopie Les Pâques à New York, signe le poème Blaise Cendrars, le date: «6-8 avril 1912», le met sous enveloppe et va le déposer chez Apollinaire, rue La Fontaine. Puis il attend.
Pas de réponse. Le 16 septembre, Cendrars vole un exemplaire de L’Hérésiarque et Cie d’Apollinaire à l’étalage de la librairie Stock. Arrêté et incarcéré à la Santé, il écrit à l’auteur une lettre dans laquelle il mentionne l’envoi des Pâques, mais qu’il ne postera pas: il est vite relâché.
Les Pâques est publié en novembre aux Éditions des Hommes nouveaux. C’est une plaquette in-octavo de seize pages, imprimée à l’encre bleue. En frontispice, un dessin du poète. «C’est moi qui ai composé plus de la moitié du texte. La plaquette a été publiée avec un méchant dessin de moi. Cela m’a coûté quelque chose comme cent francs. Cela a été tiré à cent vingt exemplaires. Je les vendais vingt ronds. Je n’en ai jamais vendu un» (Blaise Cendrars vous parle). Bien sûr, le premier exemplaire est envoyé à Apollinaire.
C’est alors que cela se déclenche: Apollinaire invite Cendrars à venir le voir, l’introduit au Mercure de France, lui fait rencontrer Robert et Sonia Delaunay. Sonia — qui sera bientôt l’illustratrice de La Prose du Transsibérien — organise dans son atelier une lecture des Pâques. Cendrars lit. Apollinaire est présent. «Quelque chose de neuf le bouleversait. Il restait muet à l’écouter, les yeux fermés!» dira un témoin; «Et tout le monde sentit que le vent du génie passait dans l’atelier.»