On s'interrogerait légitimement sur les rapports qu'entretiennent les écrivains avec leur image – et les œuvres littéraires avec la représentation des lieux qu'ont hantés leurs auteurs. Au fond, on peut se demander ce que la contemplation d'un ministre incliné devant Louis XVIII nous apprend sur Chateaubriand, ou ce que telle photographie de la Vallée-aux-Loups nous dit des Mémoires d'Outre-Tombe. Et il paraît raisonnable d'avancer, avec prudence, que peut-être le secret du génie est ailleurs. Reste que certains écrivains existent, pour nous, par leurs apparences sensibles autant que par leurs écrits. Sartre est de ceux-là. Le gamin dans le giron d'une mère en deuil, c'est déjà le narrateur des Mots ; le fumeur de pipe à la table de Boris Vian, le causeur assis face à un micro, le spectateur admiratif de François Périer, c'est tour à tour l'âme de Saint-Germain-des-Prés, le fondateur des Temps modernes, l'auteur des Mains sales. Sartre a eu dans son siècle la double fonction de témoin et d'acteur. Écrivain, philosophe, militant et penseur politique : il fut tout cela à la fois et de tout cela subsistent des photographies qui rappellent à quel point il eut raison et combien il se trompa. Jovial avec Fidel Castro, souriant devant les enfants d'Israël, concentré face à une page blanche, Sartre en aucune de ses incarnations n'est dissociable de l'image de Sartre. Qu'un jardin secret ait été préservé, on peut l'imaginer. Mais si l'écrivain et le personnage public sont tellement de notre temps, si plus que d'autres ils restent présents, c'est parce qu'en toute circonstance Sartre a su ou a dû être un homme en représentation. Jamais peut-être le spectacle d'un homme «que vaut n'importe qui» n'a tant eu à nous apprendre.